Poème(s) inédit(s) n°4

11 mars 2011

de Daniel FANO :

Ecrivain et journaliste belge, Daniel Fano est né en 1947. Il est apparu pour la première fois, chez nous, en 1974, dans l'anthologie La Nouvelle Poésie française, éditée par Seghers et pilotée par Bernard Delvaille. Auparavant, il fut publié dès 1973 dans la revue Phantomas, d'où une propension pour le non-sens, à l'image de certains surréalistes belges.
Le cycle de ses " poèmes ", parus depuis au Castor Astral, sont autant de microfictions baignées de culture anglo-américaine (revues et magazines, cinéma, musique, etc.). Une mythologie moderne, insolite et débridée, en découle, où " le faux semble un moment du vrai ", où résonne aussi parfois le cauchemar de l'Histoire et un certain désenchantement.
Les titres des recueils de Daniel Fano sont toujours savoureux : Chocolat bleu pâle, Un champion de mélancolie, La nostalgie du classique ou Comme un secret ninja...

(Copyright Photo Didier Lesaffre pour Daniel Fano au Cap Gris-Nez.)

Daniel Fano - derniers livres publiés :
Comme un secret ninja, Castor Astral, Coll. Escales des lettres, 2007, 13 €.

Une " tétralogie " en prose aux Carnets du Dessert de Lune :
L'année de la dernière chance, 2004, 12 €.
Le privilège du fou, 2005, 12 €.
Sur les ruines de l'Europe, 2006, 13 €.
La vie est un cheval mort, 2009, 17 €.

A paraître :
La Contrepartie (petit roman) chez Pierre-Guillaume de Roux éditeur, début 2012.
Privé de parking (courtes proses) dans la revue Luna-Park.
A la vitesse des nuages (poésie en quête d'éditeur).

Assez parlé de moi (4 extraits inédits)

1.
Je m'appelle Hannibal parce que, dès la naissance, il s'est avéré que j'étais le portrait craché de monsieur Lecter, vous savez le monsieur qui.
Mon hochet aussi, je le prenais à pleine bouche.
Eh bien oui, c'était quand les premières neiges donnaient le signal de la chasse aux cadeaux, c'était quand les dents me manquaient.
Maintenant, j'ai deux belles incisives dessous et celles du dessus ne vont pas tarder à faire leur apparition.
J'aime aussi jouer avec mon canard dans le bain, taper des mains sur l'eau : les éclaboussures, je trouve ça tellement sympa.
Juste après, je suis tout mou, la peur s'empare de moi quand j'entends la voix qui dit " Oh, il est trop mignon ", quelque chose dans le genre.
Vivement que je sois capable de me tenir assis tout seul, que je passe mon petit monde en revue : j'en ai rêvé ma vie entière de cette baignoire en plastique, une 39 litres super, elle a un de ces looks (je vous jure), je me crois sur le fleuve Jaune, j'adore son ingénieux système de cloisons.
Le décor en 3D revient fort à la mode cet hiver et voilà le funambule sur le fil du temps réalisé en pâte à modeler et matériaux de récupération.

2.
J'attendais le bus et il n'arrivait pas : le mythe de Sisyphe, en quelque sorte.
Je refusais de m'énerver, de perdre de l'énergie, il y avait d'autres choses autrement plus urgentes à régler.
Je me disais aussi que le débraillé vestimentaire si nouveau chez les usagers des transports en commun ne pouvait que refléter un chaos intérieur intense - un terrible désordre de la psyché, pour parler comme le docteur Machin.
A ma gauche, il y avait deux arbres qui se prenaient pour je ne sais quoi mais je restais patiente, il ne fallait pas espérer le repli du pyjama tellement sa fragilité pouvait s'agrandir tout du long, le matin.
Une manifestation pour le droit de manifester se mouvait rapidement vers moi : elle mit le bus en pièces.
Je préférais ne pas m'opposer à cette foule en furie : en effet, selon le Centre européen de la colonne vertébrale basé à Lyon, la position assise idéale durable n'existe pas - à l'inverse de la posture allongée ou debout, elle est d'ailleurs contre nature chez l'homo sapiens.

3.
Vous garderez votre appareil photographique à portée de main, toujours, car un politicien, ça bouge énormément - à peine avez-vous appuyé sur le déclencheur qu'il a déjà tourné son frêle ornement (merci, monsieur Molière) dans une autre direction.
Captez son attention. Vous ne disposez pas d'un jouet qui fait poketa ? Pas grave. Un large sourire (qu'avec un peu de chance il imitera illico) suffira dans la plupart des cas. Parlez-lui d'Hiroshima pour le mettre en confiance, imitez les cris des animaux que vous aurez appris à connaître exprès pour la cause.
Evitez la monotonie en variant les points de vue : évidemment, l'idéal consiste à lui marcher sur les pieds, pas difficile (si vous voulez tout savoir), mais ne vous étonnez pas s'il passe ensuite par la cheminée.
Ne le ratez pas quand il aura des restes de nourriture autour de la bouche, ou le nez qui coule : on ne verra que cela sur son visage en gros plan.
Placez à côté de lui un de ses robots de collection, de quoi donner une idée de sa taille (vous me direz qu'une plante d'appartement peut rendre le même service : je vous invite néanmoins à reconsidérer cette opinion pour le moins hâtive), placez-le contre le torse hyper-velu de son père à chapeau rouge ou renversé par sa soeur qui l'embrasse à la façon flibuste, éblouissez-les d'un coup de flash - il faut parfois du boustrophédon dans les images.

4.
Même à la fin du mois de mars, le futur producteur de cinéma ne se sentira pas trop stressé par la perspective d'un accident.
Lorsqu'il aura gagné en confiance, il traînera fièrement derrière lui sa bête féroce, laquelle remuera la queue (montée sur un ressort) en signe de satisfaction.
Celle qui appelle sa petite soeur sera légère et pleine de trous mais aplatie elle retrouvera sa forme initiale, c'est toujours ainsi que ça se passe avec elle.
Déjà, vous la voyez au volant de sa Bugatti gris métallisé.
Tous deux sont simples d'emploi, il suffit de les placer dans l'ordre souhaité.
Lorsque la pâte apparaîtra sèche en surface, vous retournerez la crêpe et la laisserez encore cuire une ou deux heures.