Poème(s) inédit(s) n°8
de Pierre TILMAN né en 1944 :
© Pierre Tilman devant sa bibliothèque, 2011.
J'ai eu mal à l'épaule
excusez-moi d'enfoncer des portes ouvertes
mais je ne suis pas joueur de rugby
je ne suis pas 1ère ligne je ne fais pas 110 kg
une porte fermée
j'ai déjà essayé
une nuit que j'avais perdu mes clefs
je n'y suis pas arrivé
les voisins sont sortis
et m'ont dit ça va pas non? vous avez vu l'heure?
alors excusez-moi
mais je préfère enfoncer des portes ouvertes
C'est très fatiguant
c'est très fatiguant de faire semblant d'aimer gagner sa vie
c'est très fatiguant de faire semblant d'aimer sa vie
c'est très fatiguant de faire semblant d'aimer gagner
c'est très fatiguant de faire semblant d'aimer
c'est très fatiguant de faire semblant
c'est très fatiguant de faire
c'est très fatiguant de
Cernés
rendez vous
vous avez les yeux cernés
Je regarde le ciel
je regarde le ciel et je me sens cosmique
je regarde le sol et je me sens comique
Ceux qui réussissent
Ceux qui réussissent
ceux qui ont le pouvoir
qui ont l'argent
ceux qui ont tout
tout pour eux
la bonne conscience
la bonne santé
la bonne nourriture
les bons coiffeurs
les bons vêtements
ceux qui ont tout
tout pour eux
la bonne politique
la majorité aux élections
les juges dans leur poche
et les médecins de la clinique privée
tant pis pour eux
ils ont tout
tout pour eux
tant pis pour eux
ils l'ont bien cherché
ne comptez pas sur moi pour les plaindre
Poème commencé
la vache est un animal à sang chaud comme moi
le tigre est un vertébré comme moi
le dauphin est un mammifère comme moi
la marmotte dort en fermant les yeux comme moi
le singe se gratte les couilles comme moi
la guêpe se noie dans un verre d'eau comme moi
l'océan est plein d'eau comme moi
le feu étouffe par manque d'oxygène comme moi
(Poème inédit en recueil paru dans L'Année poétique 2009, Anthologie Seghers.)
Elle a cogné plusieurs fois de la tête
elle a cogné plusieurs fois de la tête
contre le mur
et après on a changé de position
parce qu'elle avait la nuque coincée
dans l'angle de la pièce
je me suis
arc-bouté en arrière
les poings serrés sous les fesses
pour dresser mon ventre vers elle
et puis
j'ai eu une putain de crampe
dans le pied gauche
Il faut bien vivre
Il faut bien vivre
mais
il faut bien vivre.
Si l'on ne vit pas bien
faut-il encore vivre?
Et de toute façon
faut-il encore vivre?
Est-ce une obligation?
Faut-il être là
du simple fait qu'on est là?
Je ne sais pas.
Je ne sais pas.
J'ai quand même ma petite idée là-dessus,
mais c'est l'idée
d'un homme en bonne santé
et qui se sent jeune.
Je sors de
l'hôpital.
Mon père a été admis aux urgences
à la suite d'un malaise,
il a perdu connaissance,
il a rampé tout le long du couloir pour
ouvrir la porte.
Ma mère perd
la tête et tout le reste de
son corps.
Quand elle me parle
je ne comprends pas le quart de ce
qu'elle me dit.
Elle mange bien,
elle survit.
Je lui donne à manger.
Elle dit qu'elle en a marre.
Elle dit « quel malheur! »
mais elle mange bien.
Je lui change ses couches
et tout tombe la chair la peau
pend sur la maigreur.
OK.
Fin du poème.
Comment devenir Invisible (sur Fluxus)
en creusant pour rentrer dans le sol
en éteignant la lumière
en prononçant mal votre nom
en vous concentrant tellement sur un objet que vous perdez votre apparence
physique
en ne regardant jamais si il y a du courrier dans votre boîte aux lettres
en ne parvenant pas à débloquer la porte des WC
en composant votre propre numéro de téléphone et en ne laissant pas de
message sur le répondeur
en ne riant pas pendant plusieurs jours d'affilée
en courant très très vite après vous être peint des rayures sur tout le corps
en répétant toutes les phrases
en mélangeant toutes les couleurs jusqu'à ce que ça fasse du blanc - gris souris
serait déjà bien suffisant
en faisant non avec la tête tellement vite que votre visage se brouille
en ouvrant et en fermant la bouche comme un poisson
en rampant dans le vagin d'une femelle baleine vivante
en étalant du gras avec un kleenex sur la surface du miroir
en vous enfermant dans un sac poubelle noir
en vous couchant sous votre matelas
© « Laisser dire, laisser faire... », exposition Pierre Tilman, centre culturel, Tinqueux, 2009.
Pierre Tilman est un poète et un artiste plasticien aussi discret qu'essentiel. Il a enseigné dans plusieurs écoles des Beaux-Arts, notamment à Paris et le plus longtemps à Avignon. Il fait partie des poètes apparus, en France, dès 1968, qui sont devenus tout aussi importants que lui, comme Franck Venaille et Daniel Biga, à l'origine de la revue Chorus (1968-1974). Il a écrit plusieurs monographies consacrées à la peinture contemporaine et, notamment, à des artistes appartenant au mouvement de la Nouvelle Figuration ou Figuration narrative comme Peter Klasen, Jacques Monory, Erró, par exemple, ou à Robert Filliou (1926-1987) du mouvement international Fluxus.
Pierre Tilman mériterait - comme c'est le cas pour la plupart des poètes de sa génération - que l'on réunisse ses oeuvres dans une anthologie, de manière à ce que les jeunes et les moins jeunes découvrent ou redécouvrent son itinéraire en poésie.
En savoir plus : Interview de Pierre Tilman à Sète, La Boîte # 28, 8 décembre 2011.